Les politiques ayant un impact sur la vie des travailleuses et travailleurs de l’informel sont rarement élaborées sur la base de la connaissance de première main de leurs vies et besoins. Une nouvelle initiative à Dakar, au Sénégal, vise à changer cette situation. Le Programme de contact-dialogue de WIEGO propose aux avocates, avocats et autorités municipales de vivre et travailler côte à côte avec les travailleuses et travailleurs pendant deux journées complètes. L’objectif est de repenser les cadres juridiques et politiques à partir du contact avec les réalités quotidiennes de ces travailleurs, dans un contexte où la ville et le pays subissent des changements rapides.

En avril de 2019, dans son discours inaugural, Macky Sall, le nouveau président du Sénégal a présenté sa vision d’un « Sénégal émergent » pour transformer ce pays en une nation moderne. Il s’agit d’un phénomène commun aux pays en voies de développement, où les politiciennes et politiciens présentent l’image splendide d’un centre-ville renouvelé qui ne trouve pas beaucoup d’écho dans la réalité et les besoins du peuple.

Dans cette vision d’une ville « moderne », les travailleuses et travailleurs de l’informel sont souvent laissés dehors, même si, à l’heure actuelle, ils constituent plus de 61 % des employés, chiffre qui monte jusqu’à 80-90 % dans plusieurs pays en voies de développement. Au Sénégal, le secteur de l’économie informelle représente plus de 60 % de l’ensemble de l’emploi non agricole. De nombreux travailleurs et travailleuses de l’informel tirent leur gagne pain de la vente de rue ou des échanges commerciaux dans des espaces publics, constituant ainsi une cible privilégiée des plans de transformation urbaine du président Sall.

Mais grâce au PCD, les participants ont découvert une tout autre réalité : celle des femmes et hommes qui travaillent fort et font preuve de productivité et résilience, tout en contribuant avec leurs communautés et avec l’ensemble de la société.

Les travailleuses et travailleurs de l’informel, tels que les vendeuses et vendeurs de rue, sont souvent blâmés pour la congestion croissante et de l’usage incontrôlé de l’espace public. En fait, ils fournissent des services essentiels pour les villes. Pour ne donner qu’un exemple, ils garantissent la sécurité alimentaire en mettant à disposition des produits de première nécessité à un prix accessible pour les communautés marginalisées. Leur activité économique représentait l’incroyable somme de 41,6 % du PIB total en 2011.

Lire davantage sur les contributions, défis et demandes des travailleuses et travailleurs de l’informel à Dakar.

Dans l’effort d’inclure les organisations de travailleuses et travailleurs de l’informel dans la définition de l’avenir des villes et de faire part de leurs inquiétudes, les Programmes de Droit et de Politiques urbaines de WIEGO ont entamé une nouvelle initiative. Celle-ci vise à sensibiliser des avocates, avocats et autorités municipales aux réalités vécues par les travailleurs les plus démunis des villes.

Le Programme de contact-dialogue (PCD), qui s’est tenu en avril 2019, cherchait à dissiper les mythes répandus concernant l’économie informelle en montrant les contributions sociales et économiques significatives que les travailleuses et travailleurs de l’informel apportent aux villes. D’ailleurs, il avait pour but de créer des alliances entre les organisations de l’économie informelle, les praticiens du droit et les autorités publiques, ainsi qu’un cadre juridique propice pour la reconnaissance et la garantie des moyens de subsistance de ces travailleurs.

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Home-based worker in Dakar
Photo : Olga Abizaid

Des avocats de Dakar s’immergent dans la vie des travailleuses et travailleurs de l’informel

À Dakar, le PCD sur le Droit a accueilli 11 participants – avec neuf avocats, parmi lesquels un syndicaliste et une autorité municipale – qui, pendant deux journées complètes, ont vécu avec des travailleuses et travailleurs des espaces publics et des récupératrices et récupérateurs de déchets. Le PCD se base sur une méthodologie développée par l’Association des travailleuses indépendantes d’Inde (SEWA, pour son sigle en anglais) et combine des expériences de la vie réelle (exposition), de réflexion et de dialogue.

Les travailleuses et travailleurs ayant participé au PCD édition Dakar étaient des vendeuses et vendeurs de rue, de marché ou de repas, ainsi que des récupératrices et récupérateurs de déchets. Ces travailleuses et travailleurs sont membres des organisations Synergie des marchands ambulants pour le développement (SYMAD), Bokk Diom, Association des marchandes du marché Mame Diarra et de la Coopérative artisanale des femmes pour la solidarité (CAFEM).

Comment la loi – si souvent vue comme l’ennemi ou comme une arme employée par les autorités locales pour contrôler et entraver les activités des travailleurs  – peut-elle devenir un outil favorisant une croissance et un développement inclusifs ?

Lors de la première journée du programme, les avocats et praticiens ont discuté sur le cadre juridique en vigueur et ont appris comment les travailleuses et travailleurs de l’informel d’autres pays ont eu recours à la loi pour défendre leurs droits. Ils ont passé deux jours avec leurs familles d’accueil, en vivant chez elles et travaillant main dans la main. Le dernier jour, toutes et tous les participants du PCD ont eu l’occasion de réfléchir sur l’expérience, partager des réflexions et définir les étapes suivantes.

Lire deux victoires clés pour les vendeuses et vendeurs de rue : « Politique nationale indienne en matière de vente de rue dans les villes » et « À Durban, un vendeur de rue remporte une victoire qui crée un précédent ».

 

Dakar informal worker
Photo : Olga Abizaid

Forger des alliances

Cette expérience a eu un impact surprenant sur les participantes et participants. Lors de la session introductrice, les avocats participants ont argumenté que les problèmes des travailleuses et travailleurs pouvaient être attribués au manque d’organisation et de respect des lois. Leurs commentaires se font l’écho des mythes les plus populaires concernant les travailleuses et travailleurs de l’informel et l’évasion d’impôts ainsi que de l’idée que ces travailleuses et travailleurs gagnent plus que ceux et celles de l’économie formelle.

Mais grâce au PCD, les participants ont découvert une tout autre réalité : celle des femmes et hommes qui travaillent fort et font preuve de productivité et résilience, tout en contribuant avec leurs communautés et avec l’ensemble de la société. Et ils ont confronté les problèmes quotidiens de leurs hôtes et hôtesses ensemble avec eux.

« Contrairement à ce que d’autres peuvent penser, j’ai fait connaissance avec des personnes intègres, qui croient en elles-mêmes. Je pense qu’elles ont une place dans la société ».

Ceux qui ont partagé la journée avec des travailleuses et travailleurs dans des espaces publics ont témoigné comment les vendeurs et vendeuses de rue et de marché payent les redevances quotidiennes imposées par le gouvernement municipal (appelés « impôts » par les travailleurs et par les autorités) pour pouvoir vendre leurs produits dans la rue. Ils ont appris que, même payant les redevances quotidiennes, ces travailleuses et travailleurs doivent subir des expulsions périodiquement.

Les participantes et participants du PCD ont éprouvé l’incertitude et la précarité de vivre à l’ombre des lois punitives, des droits non reconnus et des zones grises qui laissent la place au pouvoir discrétionnaire et aux abus de la part des autorités.

« [...] la loi permet de vendre aux vendeuses et vendeurs ayant des stands ; on dit : “si tu as un stand, tu es autorisé à vendre”. Pourtant, nous avons vu dans Grand-Yoff [marché] que la municipalité leur permet de vendre, mais les expulse tous les deux mois, malgré le fait qu’ils payent les impôts. »

Lire sur les travailleuses et travailleurs de l’informel et le paiement des impôts.

Les participants qui ont partagé la journée avec les récupératrices et récupérateurs de la décharge de Mbeubeuss ont fait connaissance avec des personnes – notamment des femmes – pleines de dignité, qui assurent leurs moyens de subsistance dans des conditions de travail extrêmement précaires et ont pu constater le manque de soutien du gouvernement national et local.

« Elles et ils m’ont parlé à maintes reprises de leur volonté de se syndicaliser, parce qu’ils ont besoin d’une organisation capable de faire entendre leurs voix face aux problèmes avec les autorités municipales [...]. Ils ont besoin de soutien pour mieux s’organiser. »

Lire davantage sur le travail que WIEGO effectue avec les récupératrices et récupérateurs à Dakar.

Partout où ils sont allés, les participants ont constaté le manque de services publics, tels que les soins médicaux, l'infrastructure, la garde d’enfants et le transport public.

Ils ont appris aussi que, dû aux expulsions récurrentes, les travailleuses et travailleurs de l’informel préfèrent travailler dans de petits marchés de quartier afin de ne pas confronter avec les autorités – qui abusent de son pouvoir –. Les travailleuses et travailleurs ont peu d’accès à des outils pour se défendre. À leurs yeux, les autorités chargées de faire appliquer la loi et le système judiciaire ont un rôle si négatif – voire inutile – qu’ils cherchent des endroits où ils peuvent éviter de les affronter.

Mais parmi tous ces défis, les avocats, activistes et autorités ont mis en relief le désir de leurs hôtes et hôtesses d’un avenir où ils soient considérés aussi comme des membres productifs de la société et comme faisant partie d’une ville inclusive.

Law EDP workshop participants
Photo : Dieynab Tandiang

Le chemin vers l’émancipation

Alors, que peut-on faire pour soutenir les travailleuses et travailleurs de l’informel au Sénégal ? Comment la loi – si souvent vue comme l’ennemi ou comme une arme employée par les autorités locales pour contrôler et entraver les activités des travailleurs  – peut-elle devenir un outil favorisant une croissance et un développement inclusifs ?

Nourris par les expériences vécues et les réflexions partagées, les participantes et participants du PCD se sont mis d’accord sur trois objectifs clés : la défense des droits, l’élaboration d’un cadre juridique adéquat, reflétant la réalité économique du Sénégal et la démultiplication du potentiel de l’économie informelle.

Après ces deux journées ensemble, les participants du PCD (avocats et leaders des travailleuses et travailleurs de l’informel) ont planifié des interventions concrètes et bien ciblées qui aideront les organisations de l’économie informelle à atteindre leurs objectifs. Cet appel à l’action est rapidement devenu une stratégie à deux volets. D’une part, renforcer la capacité des organisations des travailleuses et travailleurs de se servir de la loi pour se défendre et avancer sur des revendications en matière de droits du travail. D’autre part, établir des partenariats avec des alliés et créer des instances de dialogue avec des acteurs clés et des preneurs de décisions.

La feuille de route élaborée par les participantes et participants du PCD donne priorité aux aspects suivants :

  1. Promouvoir la formation en matière juridique et la connaissance des droits.

  2. Soutenir le processus d'institutionnalisation (enregistrement) des organisations des travailleuses et travailleurs de l’informel.

  3. Documenter les pratiques exemplaires.

  4. Fournir soutien aux organisations de travailleuses et travailleurs de l’informel pour l’accès à la justice par le biais de cliniques et services juridiques gratuits.

  5. Promouvoir la collaboration avec les syndicats.

  6. Renforcer la capacité de plaidoyer des organisations de travailleuses et travailleurs de l’informel.

  7. Créer des espaces d’échange d’informations et dialogue avec les gouvernements locaux.

  8. Fournir accès au Haut Conseil des collectivités territoriales (HCCT) pour créer des espaces de travail avec les maires.

  9. Fournir des points d’entrée pour établir des partenariats avec les gouvernements locaux et d’autres alliés potentiels.

Avoir une feuille de route et un plan d’action précisant clairement les pas à suivre est, sans aucun doute, la clé du succès. Mais le plus grand acquis de ce PCD a été peut-être la transformation d’un petit groupe de professionnels juridiques. Avant cette expérience, ils étaient habitués à concevoir la loi comme une construction rigide, apprise par les livres et utilisé devant les tribunaux ; maintenant, ils sont devenus des alliés engagés, des partenaires actifs et défenseurs de la cause des travailleuses et travailleurs de l’informel. Ils sont convaincus – et engagés à convaincre d’autres personnes – de la valeur de ces actrices et acteurs économiquement marginalisés et du besoin de les faire participer dans la définition de l’avenir de leurs villes et leur pays. Immergés dans les vies des travailleuses et travailleurs de l’informel, les participantes et participants du PCD ont témoigné de l’impact réel des réglementations sur leurs hôtes et hôtesses.

Un hôte du PCD, un vendeur qui travaille dans les rues encombrées de Dakar et qui lutte chaque jour pour payer les redevances et contre les menaces d’expulsions, a remarqué :

« Ils [les avocats] ont vécu comme moi. [...] Ils m’ont accepté. Nous avons discuté de [...] mon travail, ma vie, mon point de vue. Si tu veux aider un être humain, tu dois savoir qui il est. »

Tirer profit de nouvelles opportunités pour le dialogue et la participation

À Dakar, les travailleuses et travailleurs de l’informel doivent faire face à d’importants défis, qui résultent d’un cadre juridique punitif et d’un environnement politique de plus en plus restreint. Mais désormais, le gouvernement accorde une importance nouvelle aux principes des droits et des responsabilités pour définir les rapports entre la société civile et le gouvernement. Cela pourrait donner lieu à la création d’espaces propices à la défense des droits des travailleuses et travailleurs de l’informel et, ultérieurement, à la lutte pour un cadre juridique plus favorable à la reconnaissance de ces travailleurs.

Pour atteindre ces objectifs, l’autonomisation juridique des organisations les plus puissantes de travailleuses et travailleurs de l’informel devient essentiel, de même que le travail en collaboration avec des avocats, des alliés du mouvement du travail et des autorités municipales.

Le PCD sur le Droit à Dakar est un pas ferme dans cette direction.

Il a permis aux participantes et participants d’accéder à une réalité souvent négligée et niée : l’impact des politiques et régulations issues de l’idéologie et des convenances politiques sur la vie et le travail des gens. Le PCD a favorisé la création de liens, d’une part, entre les professionnels juridiques et les autorités publiques et, d’autre part, entre lesdits acteurs et les organisations de travailleuses et travailleurs de l’informel.

Dans l’avenir, les liens de solidarité tissés entre ces agents peut aussi contribuer à renforcer la position des travailleuses et travailleurs de l’informel alors qu’ils réclament un espace de dialogue avec les autorités et essayent de participer dans la définition de l’avenir des villes – leurs villes –.

Lire davantage sur le Programme contact-dialogue sur le Droit et notre initiative Ville focale Dakar.

Photo de présentation : Olga Abizaid

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