En clôture de l’édition 2025 de la CIT, nous avons interrogé trois expertes de WIEGO afin de faire le point sur leurs expériences et d’en dégager les points forts et les points faibles. Christy Adeola Braham a participé à la discussion normative sur les dangers biologiques, Pat Horn s’est penchée sur le travail décent dans l’économie des plateformes, et Carmen Roca a assisté à la discussion générale sur la transition vers la formalité.
1. À quelle commission de la CIT avez-vous participé cette année, et pourquoi était-il important d’y porter les enjeux des travailleuse·eur·s de l’informel ?
Christy : Cela fait plusieurs années que nous insistons sur l’adoption d’une nouvelle norme [du travail] sur les dangers biologiques. Cette année, nous avons enfin réussi à négocier une nouvelle convention accompagnée d’une recommandation.
Au sein des commissions, rien ne garantit que le groupe des travailleuse·eur·s –constitué de délégué·e·s de syndicats nationaux– se fasse écho des besoins et revendications spécifiques des travailleuse·eur·s de l’informel. C’est pourquoi il était indispensable que les réseaux mondiaux représentant ces travailleuse·eur·s participent directement à la CIT, pour faire entendre leurs revendications de manière autonome.
Carmen : La commission chargée de la formalisation avait pour objectif de définir les priorités de l’OIT en matière d’informalité, en s’appuyant sur la Recommandation 204 sur la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle. Puisque l’ensemble des discussions portait sur ce sujet, il était absolument essentiel d’y participer avec des représentant·e·s des organisations de travailleuse·eur·s de l’informel.
Pat : Dans cette édition de la CIT, la discussion sur l’économie des plateformes a ressemblé, à bien des égards, à un véritable champ de bataille. Les travailleuse·eur·s des plateformes sont totalement dépourvu·e·s de protection. Certes, de nombreux instruments de l’OIT existent en théorie pour les défendre. Mais en pratique, à cause d’une mauvaise catégorisation –on les considère souvent comme des travailleuse·eur·s indépendant·e·s ou leur attribue d’autres catégories qui ne reconnaissent pas leur qualité de travailleuse·eur·s–, elles·ils se retrouvent exclu·e·s des droits garantis aux travailleuse·eur·s reconnu·e·s.
2. Quelles ont été les priorités des travailleuse·eur·s de l’informel lors de ces discussions ?
Carmen : Notre première exigence a porté sur la reconnaissance juridique des travailleuse·eur·s de l’informel, notamment des droits comprenant l’accès à la protection sociale. Nous avons également revendiqué leurs droits au dialogue social et à la négociation collective, ainsi que la création d’espaces dédiés où elles·ils pourraient effectivement engager ces négociations.
Par ailleurs, nous avons souligné le rôle de l’économie sociale et solidaire dans l’amélioration des conditions des travailleuse·eur·s, et comme levier de transition vers l’économie formelle.
Pat : Notre principale revendication a été de faire catégoriser correctement les travailleuse·eur·s des plateformes et de parvenir à un instrument spécifique qui reconnaît leur statut de travailleuse·eur·s, qu’elles·ils soient à leur compte ou dans une relation de travail ou contractuelle avec les plateformes fournissant des services numériques. Une telle réussite ouvrirait la voie à la satisfaction de nombreux autres besoins de ces travailleuse·eur·s.
Christy : L’immense majorité des travailleuse·eur·s de l’informel sont exposé·e·s à des dangers biologiques. Celles et ceux qui opèrent dans des lieux de travail non traditionnels — sites d’enfouissement, marchés, domiciles privés, rues — sont tout simplement invisibles à toute législation de santé et sécurité au travail. Et quand des lois sur ce domaine existent, elles restent souvent lettre morte. Il est donc très important que, sur le plan national, des cadres juridiques et politiques incluent explicitement les travailleuse·eur·s de l’informel dans la couverture des dangers biologiques.
De plus, nous savons que les femmes rencontrent des risques biologiques spécifiques. Elles ont donc besoin de protections adaptées et d’une approche sensible au genre.
3. Les travailleuse·eur·s de l’informel ont-elles·ils remporté des « grandes victoires » lors de ces discussions ?
Christy : [L’adoption] de la nouvelle convention et de sa recommandation constitue à elle seule une victoire majeure. Il a été difficile de négocier un libellé qui couvre pleinement la vaste étendue des dangers biologiques, mais nous sommes parvenu·e·s à le faire. Deux autres avancées : la recommandation inclut désormais une mention explicite des travailleuse·eur·s indépendant·e·s (art. 7), tandis que l’article 11 g) inclut les travailleuse·eur·s migrant·e·s parmi celles et ceux faisant face à des dangers biologiques considérables.
Carmen : Une avancée significative a été remportée. Les effets néfastes du changement climatique, et la manière dont ils exacerbent les vulnérabilités existantes des travailleuse·eur·s de l’informel, ont été, pour la première fois, identifiés comme facteurs d’informalité (art. 7 q) de la résolution). Par ailleurs, concernant les bonnes pratiques dans la promotion de transitions vers l’économie formelle, le texte fait également référence à la nécessité de coordonner des stratégies en faveur d’une transition juste et de la formalisation en vue d’accroître la résilience climatique des travailleuse·eur·s et des unités économiques de l’économie informelle (art. 14 j)).
Tout au long de la conférence, les réseaux mondiaux de travailleuse·eur·s de l’informel ont fait entendre la voix de leurs membres, notamment, la manière dont elles·ils font l’objet de criminalisation, de harcèlement et de stigmatisation, des problématiques désormais reconnues à l’article 7 f) de la résolution. Dans ce même instrument, le droit de ces travailleuse·eur·s à négocier collectivement figure à plusieurs reprises comme composante de la formalisation : en tant que condition préalable (article 11 b) i)), comme élément d’un environnement favorable (art. 14 u)) et comme l’une des actions prioritaires de l’OIT pour accélérer la transition (art. 15 c)).
4. Y a-t-il des problèmes à signaler dans les documents finaux de la conférence ?
Pat : [Cette année marque la première étape d’un processus d’élaboration de normes qui s’étendra sur deux ans. En entrant dans la seconde phase l’an prochain], des divergences pourraient apparaître entre les pays du Nord et ceux du Sud sur la manière d’aborder la réglementation de l’économie des plateformes numériques. Les gouvernements risquent de s’engager dans des directions opposées, et je ne pense pas que les pays du Sud souhaitent adopter le modèle réglementaire du Nord, qui est perçu comme trop restrictif.
Christy : L’un des problèmes majeurs pour les travailleuse·eur·s de l’informel est la très forte proportion d’indépendant·e·s, comme les vendeuse·eur·s de rue ou les récupératrice·eur·s de matériaux. Il est impératif que les autorités, qu’il s’agisse d’une administration locale ou d’un conseil municipal, assument pleinement leurs responsabilités. Dans les espaces publics, les conditions de travail sont nettement dictées par l’infrastructure –ou son absence– mise en place par les pouvoirs publics. Ces autorités doivent donc être intégrées à l’équation de la responsabilité.
5. La CIT a adopté une nouvelle norme pour protéger les travailleuse·eur·s contre les dangers biologiques. Que se passe-t-il maintenant ? Comment les gouvernements et les travailleuse·eur·s peuvent-elles·ils tirer parti de ce nouvel instrument ?
Christy : La convention et la recommandation associée sont désormais les normes les plus récentes. L’espoir est donc que les gouvernements, désormais juridiquement tenus par ces textes, initient le développement de nouveaux cadres législatifs et politiques adaptés à leur contexte national. Ces instruments constituent le début de ce que nous espérons être une série de normes de l’OIT axées sur la santé au travail.
Cependant, la véritable lutte commence maintenant. Il faudra mobiliser de manière significative les travailleuse·eur·s à la base, et ce au niveau national. Les travailleuse·eur·s, tout secteur confondu, devront prendre le temps de comprendre en profondeur ce que la convention et la recommandation impliquent pour leur situation. Elles·Ils devront interpréter ces textes de manière stratégique puisque ces instruments énoncent clairement les droits et prérogatives des travailleuse·eur·s de l’informel. À travers cette démarche, elles·ils peuvent bâtir leurs arguments, structurer leurs revendications et exercer une pression forte sur leurs gouvernements pour ratifier cette convention.