Les postulats dénués de fondement autour de l’économie informelle, sont-ils des obstacles à la protection sociale universelle ?

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A street vendor at work in Mexico City, Mexico
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Alors que les débats dominants ont tendance à considérer l'économie informelle comme une composante résiduelle, nous savons que, du point de vue de l'emploi, elle constitue en réalité la norme : 61 % de toutes les personnes qui travaillent dans le monde et 70 % de celles qui travaillent dans les pays à revenu moyen ou faible ont un emploi informel.

Les personnes dédiées à la protection sociale que nous sommes parlons parfois du « milieu délaissé » lorsque l’on évoque la couverture de protection sociale pour les travailleuse·eur·s de l’informel. La « majorité délaissée » serait peut-être un terme plus approprié.

La plupart des travailleuse·eur·s de l’informel sont exclu·e·s des systèmes de protection sociale – aux conséquences affreuses pendant la COVID-19

Malgré leur exposition à des risques de pauvreté plus élevés, par rapport à leurs homologues employé·e·s dans le secteur formel, peu de travailleuse·eur·s de l’informel ont accès à la protection sociale. Souvent exclu·e·s de jure ou de facto de l’assurance sociale liée à l’emploi, ces travailleuse·eur·s ne perçoivent non plus aucune ou presque assistance sociale, celle-ci étant étroitement ciblée sur la pauvreté.

Puisque les réponses de la protection sociale à la COVID-19 se sont largement ajoutées aux systèmes pré-pandémiques, elles ont creusé les inégalités entre les personnes ayant accès à la protection sociale et celles qui n’en ont aucun. Même si des tentatives sans précédent ont été menées afin d’étendre la protection sociale à des groupes non couverts auparavant, la majorité des travailleuse·eur·s de l’informel n’ont pas été pris·e·s en charge pendant les isolements obligatoires de l’année 2020.

Pourquoi progressons-nous si mal pour ce qui est de la protection sociale des travailleuse·eur·s de l’informel ?

Il est juste de dire que les gouvernements sont confrontés à un certain nombre de défis légitimes et souvent complexes pour étendre la protection sociale aux travailleuse·eur·s de l’économie informelle. Il s’agit notamment d’obstacles juridiques, financiers et administratifs.

Pourtant, il existe également de nombreux exemples, dans le monde entier, prouvant qu’avec un peu d’ingéniosité, de flexibilité et d’écoute pour les travailleuse·eur·s de l’informel, on peut surmonter ces défis. Par exemple, dans quelques pays à revenu moyen, tels que l’Afrique du Sud, l’Argentine et l’Uruguay, des progrès ont été réalisés pour inclure les travailleuse·eur·s de l’informel dans les systèmes d’assurance sociale.

Si nous avons des indications confirmant que cela peut se faire, qu’est-ce qui nous retient ?

Des postulats influents autour de l’économie informelle en tant qu’obstacle à la protection sociale universelle

Même si l’objectif de protection sociale universelle a obtenu le soutien de la plupart des parties intéressées dans la matière, les principes clés restent contestés tant au niveau des institutions financières mondiales qu’au niveau de la conception et du financement des régimes au niveau national.

Nous, l’équipe de protection sociale de WIEGO, considérons qu’une grande partie de cette contestation trouve ses racines dans des postulats sur l’économie informelle, ayant pour conséquence des idées puissantes en matière de politiques publiques qui contrecarrent les efforts dont le but est d’atteindre la protection sociale universelle.

Nous appelons l’une de ces idées la « thèse des incitations perverses » (Perverse Incentive Thesis ou PIT). Le raisonnement a été exposé très clairement dans un ouvrage de Santiago Levy en 2008, où il affirme que le système de protection sociale au Mexique, regroupant pour les travailleuse·eur·s de l’informel à faible revenu une assurance sociale liée à l’emploi et une assistance sociale financée par les impôts, a encouragé l’informalité. La raison en est, selon cet argument, que les régimes d’assurance sociale mettent en place une « taxe » sur l’emploi formel, tandis que le travail de l’informel est « subventionné » par le versement de prestations non contributives. Cela « piège » les travailleuse·eur·s dans l’informalité, entraînant une baisse de la productivité et du développement.

Plus récemment, ce courant de pensée a été repris notamment dans le Rapport régional sur le développement humain du PNUD pour l’Amérique latine en 2021, soutenant que la protection sociale est au centre des décisions à prendre par les entreprises et les travailleuse·eur·s lors de la recherche de travail formel ou informel.

« [Confrontées à cet environnement,] les entreprises réagissent, car cela détermine quand elles sont redevables de l’assurance sociale de leurs travailleuse·eur·s et quand elles ne le sont pas [...]. De même, les travailleuse·eur·s réagissent parce que, en fonction de leur statut de travail, à leur compte ou employé·e·s par des entreprises en tant que travailleuse·eur·s dépendant·e·s, elles·ils doivent ou non cotiser pour quelques prestations et pourront toucher ou non des bénéfices dont le coût ne sera acquitté ni par ces travailleuse·eur·s ni par l’entreprise les employant [...] »

Cette affirmation est également déployée dans un rapport du FMI en 2021, dans lequel les auteur·e·s avertissent que les prestations sous conditions de ressources « génèrent de graves effets dissuasifs et créent souvent des pièges à pauvreté ».

Il faudrait lire ces arguments dans le contexte de la tendance dont la Banque mondiale est à la tête, exposée brièvement dans son Rapport sur le développement dans le monde en 2019, à « dissocier » la protection sociale de l’emploi. Cela est en partie attribuable au fait que des distorsions sur le marché du travail sont perçues comme le résultat de l’assurance sociale.

Pourquoi ces arguments posent-ils un problème pour les travailleuse·eur·s de l’informel ?

Pour plusieurs raisons, ces arguments risquent de faire obstacle à la protection sociale universelle.

En résumé, ces arguments pourraient susciter l’hésitation des pouvoirs publics quant à l’inclusion de subventions lors de la conception de régimes d’assurance sociale pour les travailleuse·eur·s de l’informel. Nous savons que, pour un grand nombre de ces travailleuse·eur·s vivant dans la pauvreté, en particulier les femmes reléguées vers les formes de travail informel les plus précaires et les pire rémunérées, il y a peu de chances d’avoir accès aux régimes contributifs sans aucun soutien.

Afin de mieux saisir ces arguments et d’avoir les éléments pour y répondre, WIEGO a récemment animé une discussion entre des universitaires, des chercheuse·eur·s et des expert·e·s de l’ONU et des institutions bilatérales.

Pour démarrer, on nous a rappelé que les arguments présentant les cotisations d’assurance sociale comme un coût pour les employeurs peuvent être utilisés aussi contre toute réglementation du travail. Si les cotisations d’assurance sociale mènent les employeurs à préférer les travailleuse·eur·s de l’informel, il en ressort tout de même que le salaire minimum ou les réglementations en matière de santé et de sécurité ont des effets similaires. Mais où cela nous mène-t-il, à part un bûcher de l’ensemble de protections des travailleuse·eur·s ?

De même, les participant·e·s ont tout de suite mis en évidence un certain nombre de lacunes conceptuelles : les partisan·e·s de ces arguments présentent les marchés comme étant essentiellement constitués de règles du jeu égales, sans déséquilibres de pouvoir, discrimination et segmentation graves, et sans distorsions autres que la protection sociale.

Toutefois, au lieu de nous lamenter sur la soi-disant charge excessive de la protection sociale sur les marchés autrement performants, nous devrions reconnaître, pour commencer, que les marchés du travail en particulier sont tout à fait faussés et, ensuite, que la protection sociale joue un rôle important dans la résolution de certains de ces problèmes. En renforçant le pouvoir de négociation des travailleuse·eur·s et en les protégeant contre de pratiques néfastes, les programmes de protection sociale et les réglementations du travail peuvent générer de meilleures retombées sociales et économiques pour tout le monde, mais surtout pour les travailleuse·eur·s les plus vulnérables à l’exploitation.

Il a également été signalé que l’affirmation, selon laquelle la protection sociale et l’informalité entraînent une baisse de la croissance manque de base empirique et va à l’encontre des preuves existantes sur les retombées productives de la protection sociale. Considérer la protection sociale uniquement comme un coût revient à ignorer les importants avantages sociaux et macroéconomiques qu’apporte celle-ci. En outre, la causalité pourrait tout aussi aller bien dans l’autre sens : les défis du développement structurel réduisent les opportunités d’emploi formel. Dans tous les cas, le rapport est sûrement plus complexe que ces réponses, simples et limitées à une seule cause, le font croire.

Sur une note positive, le groupe des participant·e·s au débat a reconnu, d’une part, que ces arguments soulignent à juste titre l’importance de la conception de régimes et de systèmes et, d’autre part, qu’il faut soigneusement examiner les possibles conséquences inattendues. Il s’est réjoui également du fait que la thèse des incitations perverses reconnaisse la capacité d’action des travailleuse·eur·s de l’informel, qui essaient de prendre les meilleures décisions, pour elles·eux-mêmes et pour leurs familles, tout en se frayant un chemin au travers des environnements souvent complexes et difficiles. Cette reconnaissance ne devient problématique que lorsque l’on met beaucoup trop l’accent sur les « décisions » des travailleuse·eur·s, sans égard ou presque à des contraintes rencontrées. Cette omission est particulièrement flagrante en ce qui concerne les contraintes auxquelles sont confrontées beaucoup de femmes dans l’économie informelle.

La remise en question des postulats dénués de fondement faisant obstacle à la protection sociale universelle

Grâce au soutien généreux de l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (Sida), WIEGO a désormais la possibilité de présenter une image plus précise et nuancée de l’accès des travailleuse·eur·s de l’informel à la protection sociale et de remettre en question ces postulats, et d’autres encore, lesquels, dénués de fondement, font obstacle à la protection sociale universelle.


Photo : Une vendeuse de rue au travail à Mexico, au Mexique. Crédit : César Parra
Sujets de l'économie informelle
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