À la veille de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement (FFD4), les États membres des Nations unies ont soutenu le Compromiso de Sevilla (Engagement de Séville), un texte marquant qui renouvelle le cadre du financement mondial pour le développement. Dans une conjoncture de conflits commerciaux, de dette galopante, de marges de manœuvre budgétaires réduites et d’un déficit estimé par l’ONU à 4 mille milliards USD par an pour financer les initiatives de développement durable, ce texte vient réaffirmer l’engagement des États de renforcer la coopération multilatérale et de concrétiser le Programme de développement durable à l’horizon 2030.

Nous avons échangé avec Florian Juergens-Grant (WIEGO) et Max Gallien (ICTD) sur leur implication dans ce processus et sur les effets majeurs pour les travailleuse·eur·s de l’informel.

Conférence internationale sur le financement du développement : de quoi s’agit-il et pourquoi est-elle importante pour définir les actions de financement du développement et de coopération ?

Max : Ce processus d’envergure, piloté par l’ONU, réunit des gouvernements et un large éventail d’autres parties intéressées pour discuter du financement du développement. On y aborde des thèmes comme la fiscalité, la mobilisation des ressources intérieures, la dette ou encore le financement privé –un champ de discussion donc très vaste.

Cette année, la discussion est d’autant plus urgente que l’environnement international a substantiellement changé. Certes, la politique états-unienne a un impact évident, mais il y a aussi l’accumulation de crises –du climat à la dette– qui sont à la fois centrales pour ce processus et en train d’éclater.

La conférence s’est conclue par l’adoption du Compromiso de Sevilla –souvent mal traduit comme « compromis », tandis qu’il faudrait plutôt parler d’« engagement ». Tous les pays encore inclus dans le processus l’ont adopté à l’unanimité. Les États-Unis, eux, ont tenté de le faire échouer avant de s’en retirer.

Quel a été le processus ayant conduit à l’adoption du Compromiso de Sevilla et comment avez-vous y contribué ?

Florian : Je copréside le groupe de travail sur le financement de l’USP2030, une coalition mondiale réunissant gouvernements, institutions internationales et organisations de la société civile en faveur de la protection sociale universelle. Dès les débuts, nous avons compris qu’il fallait se mobiliser pour que, dans le texte de Séville, la protection sociale soit dûment reconnue comme un pilier central du développement. Nous avons besoin d’engagements forts et de créativité de toutes les parties pour commencer à éliminer les importants écarts de financement et de couverture, des écarts qui touchent particulièrement les travailleuse·eur·s de l’informel.

En collectif, nous avons défini les principales revendications, puis avons utilisé nos réseaux pour essayer d’influencer les négociations de bout en bout. Le texte initial ne mentionnait pas du tout la protection sociale ; il a ensuite été révisé pour l’inclure dans le préambule, mais sans engagement concret. Finalement, le texte adopté à Séville contient une formulation très précise sur la protection sociale, avec un objectif mesurable : élargir la couverture d’au moins deux points de pourcentage par an. C’était l’une de nos principales revendications, formulée conjointement avec le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.

Nous avons également aidé à l’organisation d’évènements parallèles pendant les négociations –lors des trois conférences préparatoires à New York– et publié des déclaration conjointes adressées aux États membres, reprenant nos revendications.

Max : Dans l’intégralité du processus, au Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD), nous avons cherché à fournir aux délégations négociant le texte des avis fondés sur des données probantes, en particulier sur la fiscalité. Nous avons proposé des ajustements concrets à la formulation du texte, par exemple, sur la transition vers l’économie formelle et l’élargissement de l’assiette fiscale, de façon à protéger les travailleuse·eur·s de l'informel à bas revenu. Et nous sommes content·e·s de voir qu’une partie de nos revendications a été intégrée au document final. En outre, nous avons travaillé à structurer notre réflexion autour de ce que nous appelons « l’ère fiscale pour le développement », et participé à certaines initiatives de la plateforme d’action de Séville (SPA), notamment sur les dépenses fiscales. Ce processus a également été une expérience d’apprentissage pour nous : j’en retiens qu’il existe une véritable demande pour la recherche et les preuves, même dans des discussions de haut niveau, et que les partenariats peuvent comporter un véritable pouvoir.

Compromiso de Sevilla : en quoi concerne-t-il le mouvement des travailleuse·eur·s de l’informel ?

Florian : Il était essentiel de reconnaître explicitement, dans le texte final, que les normes internationales du travail doivent servir de socle aux systèmes de protection sociale, y compris pour tout ce qui touche à la collecte de recettes et à l’élargissement de la couverture. L’accent mis sur une approche fondée sur les droits permettra aux travailleuse·eur·s d’insister sur un financement équitable, sur des prestations de qualité conformes à leurs revendications, ainsi que sur leur inclusion dans les mécanismes de dialogue social qui encadrent la gouvernance de ces systèmes.

Un autre point important était d’y voir reflété un engagement mondial en faveur du soutien aux pays en voie de développement afin « d’assurer le financement prévisible, adéquat et ininterrompu, dans des conditions appropriées, de la protection sociale et d’autres dépenses sociales essentielles en cas de choc ou de crise ». Les travailleuse·eur·s de l’informel comptent parmi les plus vulnérables face aux crises provoquées par le changement climatique.

Max : Le Compromiso de Sevilla exercera une influence sur les politiques publiques des pays où les économies informelles sont larges et donc, par ricochet, sur les travailleuse·eur·s de l’informel –que ce soit en tant que citoyen·ne·s, électrice·eur·s ou usagers des services publics. Mais l’aide internationale s’effondre et la crise du service de la dette persiste. De nombreux pays à faible revenu subissent une forte pression pour en générer davantage, et dans beaucoup de cas, pour élargir et augmenter massivement leurs recettes intérieures. Pourtant, le risque est grand de le faire de manière inéquitable, sur une base d’informations limitées et avec des objectifs irréalistes. Dans ce scénario, les travailleuse·eur·s de l’informel risquent de faire les frais de certaines politiques –et cela nous inquiète beaucoup.

C’est pourquoi, dans nos contributions, nous avons mis en garde contre une formulation suggérant de s’appuyer sur les économies informelles pour élargir l’assiette fiscale. Nous nous sommes appuyé·e·s sur une recherche conjointe de l’ICTD, de WIEGO et de l’Université du Ghana soulignant que les travailleuse·eur·s de l’informel paient déjà une grande variété de taxes et de frais. Bon nombre de taxes actuellement appliquées à ces économies sont non seulement inéquitables, mais aussi inefficaces : elles coûtent cher à collecter et génèrent peu de recettes. Autrement dit, si l’on cherche à augmenter les recettes, ce n’est pas là que se trouve la meilleure solution.

Vous êtes experts de la fiscalité et de la protection sociale. Y a-t-il dans le Compromiso de Sevilla des avancées concrètes vers la justice fiscale et la protection sociale universelle, surtout en faveur des travailleuse·eur·s de l’informel ?

Max : Il s’en est fallu de peu pour qu’une promesse de doubler le soutien à la mobilisation des ressources intérieures dans les pays en voie de développement soit absente du document final, et pourtant, elle y figure. Et c’est un point primordial, car les pays à faible revenu ont besoin d’un accompagnement pour augmenter leurs recettes de manière stratégique et réaliste, sur la base de données factuelles et en communication avec les contribuables : autant d’éléments extrêmement importants pour les travailleuse·eur·s de l’informel.

Tout au long des différentes versions du texte, on retrouvait systématiquement une invitation pour que « l’assiette fiscale soit élargie, [et] que l’action menée pour intégrer le secteur informel dans l’économie formelle se poursuive… ». Nous saluons que la version finale précise désormais que ces efforts doivent se faire « d’une manière socialement inclusive, en fonction de la situation des pays, et que l’accent soit mis sur les revenus et les richesses non déclarés ».

Florian : Le texte contient aussi un engagement mondial : aider les pays n’ayant pas encore atteint la protection sociale universelle à élargir la couverture d’au moins deux points de pourcentage par an. Cela peut paraître modeste –et nous prônons certainement une expansion plus rapide–, mais des progrès soutenus au fil du temps pourraient offrir à des millions de personnes une protection sociale pour la première fois de leurs vies. Certes, il y a toujours des appels à élargir la couverture, mais cet engagement se distingue des rhétoriques habituelles parce qu’il est concret et mesurable, c’est-à-dire, les pouvoirs publics et les acteurs internationaux devront en rendre compte. Autre point important : l’objectif porte sur la « couverture » et non seulement sur les « dépenses ». Élargir la couverture signifie atteindre de nouvelles populations et, dans la plupart des pays, cela concerne directement les travailleuse·eur·s de l’informel.

La mention des soins de santé –« Nous réaffirmons notre engagement à accroître les investissements dans la couverture sanitaire universelle… »– est également à noter pour la même raison. Bien que le document ne mentionne pas spécifiquement les travailleuse·eur·s de l’informel, il signale les efforts visant à élargir la couverture, ce qui leur bénéficiera directement.

Le document met également l’accent sur l’importance de l’économie sociale et solidaire, cruciale pour les travailleuse·eur·s de l’informel :

« Nous préconisons l’apport d’un appui aux entités de l’économie sociale et solidaire, y compris sous la forme d’une aide financière et non financière adaptée de la part des institutions financières locales, nationales et internationales ».

Quelles sont vos principales préoccupations dans le Compromiso de Sevilla du point de vue de la protection sociale et de la justice fiscale ?

Max : La préoccupation la plus souvent exprimée concerne le manque d’ambition du Compromiso de Sevilla. Je trouve ce constat particulièrement compréhensible sur la question de la dette. Mais, d’une certaine manière, cela tient à la nature même de ce type de document. L’enjeu sera, désormais, de se concentrer sur les prochaines étapes et sur la manière dont les pays interpréteront l’engagement.

Quelles sont les prochaines étapes, maintenant que le document a été adopté ?

Max : L’attention se tourne désormais vers la plateforme d’action de Séville (SPA), qui doit préciser les moyens de mettre en œuvre l’engagement, et vers le suivi de cette concrétisation par les pays. De notre côté, nous avons été particulièrement impliqué·e·s dans une coalition qui plaide en faveur de réformes des dépenses fiscales en s’appuyant sur des politiques fondées sur des données factuelles. Pour les pays à faible revenu, ces réformes sont, à mon avis, l’une des mesures les plus efficaces, efficientes et équitables à privilégier si l’on cherche des gains rapides.

Nous suivrons de près d’autres processus menés au sein des Nations unies qui se sont déroulés en quelque sorte parallèlement au processus FFD4, par exemple, les négociations autour d’une convention fiscale onusienne, ainsi que des discussions similaires à propos de la dette.

Florian : À travers l’USP2030, nous participons à deux initiatives de la SPA visant à relier le plaidoyer et les ressources mondiales aux débats nationaux sur l’extension de la couverture de protection sociale. Ensemble, nous vérifierons si les gouvernements tiennent leurs engagements d’élargir la couverture, de partager les ressources et de mettre en œuvre des initiatives de renforcement des capacités pour aider les pays à accéder aux financements nécessaires.

En tant que WIEGO, nous veillerons à ce que les organisations de travailleuse·eur·s de l’informel soient pleinement incluses dans ces processus. Ensemble, nous explorerons comment tirer parti des engagements pris à Séville afin de renforcer leur plaidoyer pour une meilleure protection sociale et des services publics de qualité. Les États ont pris des engagements clairs en matière d’extension de la protection sociale ; il nous appartient désormais de les tenir responsables de leurs promesses.