Invisibilité à Dakar : les travailleuses de l’économie informelle s’affirment contre

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Street vendor in Dakar
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Ana Carolina Ogando, Carlin Carr, Jenna Harvey, Adama Soumare, Maguette Diop

À Dakar, au Sénégal, les femmes font face, hier et aujourd’hui, à des inégalités économiques et sociales — de l’analphabétisme à la pauvreté, en passant par la discrimination sexiste — mais il est aussi vrai que des changements sont en cours. Les travailleuses informelles, décidées, ont compris qu’elles peuvent améliorer leur situation si elles se joignent la main, en s’associant à d’autres femmes, et si elles s’organisent pour acquérir de nouvelles compétences et affirmer leur leadership.

Au travail dans certains des endroits les plus difficiles, des dépotoirs débordants aux ateliers maison à l’étroit, les femmes œuvrent dans la quasi invisibilité, étant aux prises aussi avec nombre de vulnérabilités qui passent trop souvent inaperçues et restent ignorées. Alors que les hommes occupent la plupart des postes de pouvoir, les femmes n’ont souvent que peu de tribunes de recours où se faire entendre.

Les organisations de travailleurs informels basées sur l’adhésion (OBA) s’emploient à renforcer les capacités individuelles en reliant celles-ci à une identité commune de travailleur.

Pour ces travailleuses, informelles et invisibles, la solidarité est un instrument incontournable. Les OBA s’emploient à renforcer les capacités individuelles en reliant celles-ci à une identité commune de travailleur. S’attaquant aux défis confrontés au travail et dans leur collectivité, elles établissent des liens avec des organisations locales alliées, y compris l’initiative Ville focale Dakar de WIEGO, et bénéficient d’une formation au leadership tant nécessaire, renforçant ainsi leur voix collective.

Fortes de ce soutien-ressource, les femmes défient proactivement le statu quo et s’assurent que leur voix et leurs revendications sont entendues de près et de loin.

En lire plus sur l’initiative Villes focales de WIEGO.

Deux grands-mères, deux pionnières

Voici Coura Ndiaye et Tenning « Ndella » Faye, deux travailleuses informelles de Dakar, toutes deux dans la soixantaine, qui conjuguent leur état de grand-mère, de mère, d’amie et de sœur avec celle de travailleuse et de porte-parole. Elles sont également des leaders au sein de leur organisation, leur OBA, un rôle qu’elles ne se sont peut-être pas toujours imaginées, mais qu’elles assument aujourd’hui avec confiance.

Pour les deux femmes, le soutien de la communauté, notamment de leur famille et d’autres travailleuses, demeure une force sous-jacente essentielle dans leur lutte pour les droits des femmes, des enfants et des travailleurs informels. Et, comme nous le verrons, leur âge avancé, preuve de la force et de la sagesse qui accompagnent l’expérience, reflète ces deux atouts au quotidien lorsqu’elles prennent les devants pour améliorer la vie des gens qui les entourent.

Ndella Faye
Photo: Adama Soumare

Ndella Faye : « Formation, information et engagement »

Tenning « Ndella » Faye, 63 ans, transformatrice de grains, vit dans la banlieue de Dakar et aide à subvenir aux besoins de ses onze enfants et dix petits-enfants.

Ndella est aussi présidente de CAFEM-SD, anciennement AVER-B (Association des vendeuses de rue de la banlieue), une coopérative de femmes regroupant plusieurs organisations de vendeurs de rue, de travailleurs domestiques et de récupérateurs et de transformatrices de produits locaux en biens marchands (par exemple, la transformation de fruits en marmelades ou de céréales brutes en produits céréaliers).

AVER-B a été créée parce que les femmes du même secteur que Ndella se sont rendues compte que, face aux difficultés qu’elles avaient à bonifier leur revenu et à subvenir aux besoins de leur famille, qu’elles seraient plus fortes si elles s’organsaient. Les membres l’ont sollicitée pour relever de nombreux défis, y compris le besoin de formation technique pour améliorer leurs techniques de production, de compétences marketing pour mieux promouvoir leurs produits alimentaires et de capacités  administratives et financières pour gérer le crédit et les revenus.

AVER-B a été créée parce que les femmes du même secteur que Ndella se sont rendues compte que, face aux difficultés qu’elles avaient à bonifier leur revenu et à subvenir aux besoins de leur famille, qu’elles seraient plus fortes si elles s’organisaient.

En tant que coordonnatrice d’AVER-B, Ndella a mené la charge pour avoir accès aux ressources nécessaires à ses corécupérattices. Elle a aidé à forger des partenariats avec des organisations locales, notamment Enda Graf Sahel Afrique de l’Ouest (une ONG de développement durable) et Ville focale Dakar de WIEGO, pour élaborer et mettre en œuvre une série de formations répondant aux besoins exprimés.

Tout ce travail l’occupe, sans compter qu’elle fait la navette de la maison aux ateliers en passant par les célébrations marquant la Journée internationale de la femme. Ndella dit trouver difficile de concilier « le manque de temps et ses responsabilités familiales, sociales et politiques » alors qu’elle s’efforce de « se [me] consacrer entièrement à ses [mes] activités professionnelles ». 

Mais cela ne l’arrête pas. Elle continue de rechercher de meilleures possibilités pour les femmes qui l’entourent. À ce propos, elle a travaillé avec les femmes d’AVER-B pour développer des modes de financement novateurs, ancrés dans les valeurs d’autodétermination et de solidarité. Par exemple, ayant créé un système de crédit tournant, les membres peuvent accéder maintenant à des microcrédits, par le truchement de l’organisation, sans avoir recours aux banques ou à des prêteurs extérieurs prédateurs.

Enfin, Ndella sait que l’autonomisation économique et l’autonomisation politique doivent aller de pair si les femmes entendent s’assurer de leurs moyens de subsistance et renforcer leur pouvoir collectif. À cette fin, elle a également collaboré avec WIEGO pour organiser, à l’intention des femmes d’AVER-B, des formations sur la gestion coopérative et la négociation collective.

Ndella sait que l’autonomisation économique et l’autonomisation politique doivent aller de pair si les femmes entendent s’assurer de leurs moyens de subsistance et renforcer leur pouvoir collectif.

Elle dit que la « priorité accordée aux formations » a joué un rôle déterminant dans sa propre maturation et le développement de ses qualités au leadership. « J’ai plus confiance en mes capacités, mes compétences et ma liberté d’expression, surtout en public. »

Son énergie inébranlable dans la conduite des changements pour les femmes de sa communauté va au-delà du travail. Elle est également entrée dans la vie politique locale, à titre de conseillère municipale de son district, Malika, la seule femme présidente d’un comité de développement local. À ce titre, Ndella se bat pour les droits des femmes et des enfants dans la collectivité, notamment en matière de santé et d’éducation.

Malgré sa force et son expérience, elle a rencontré des difficultés en tant que femme dans un milieu politique dominé par les hommes. Par exemple, des fonctionnaires ont bloqué ses propositions ou tenté de limiter son accès à l’information. Face à ces manœuvres, Ndella s’est battue et accède aujourd’hui à une plateforme plus grande encore, à l’échelle nationale, où elle soulève les problèmes auxquels les femmes de sa collectivité sont confrontées.

La formation, l’information et l’engagement sont les trois leviers indispensables au progrès dans la vie professionnelle, sociale, économique et politique.

Comme le souligne Ndella : « La formation, l’information et l’engagement sont les trois leviers indispensables au progrès dans la vie professionnelle, sociale, économique et politique. » Il s’agit là des trois domaines où elle va continuer à investir ses efforts pour elle-même et les femmes qui l’entourent.

Lire « Dakar : la vérité sur le nettoyage des vêtements »

 

Coura Ndiaye
Photo: Adama Soumare

Coura Ndiaye : des compétences de gestion pour aborder les problèmes des femmes au dépotoir

Coura Ndiaye, veuve et mère de 66 ans, assise en bordure du vaste terrain vague qu’est la décharge de Mbeubeuss à Dakar, le seul site d’enfouissement desservant toute la ville, y travaille comme récupératrice de matériaux. Entourée chaque jour par les 460 000 tonnes de déchets qui y sont transportés chaque année, Ndiaye se met au travail. Elle est récupératrice de matériaux depuis plus de 40 ans.

Gagner sa vie dans la décharge, où elle fait la collecte et le tri, lave parfois, puis vend des recyclables, sur place, aux acheteurs, est un travail ardu. Elle le fait pendant des heures, sous une chaleur accablante, face à tous les problèmes et risques pour la santé qui découlent du travail des déchets sachant qu’elle n’est pas seule : plus de 1 500 personnes, fouillant les déchets de Mbeubeuss, tentent de faire vivre leur famille.

Plus de 1 500 personnes, fouillant les déchets de Mbeubeuss, tentent de subvenir aux besoins de leur famille.

Ndiaye avoue qu’elle fait ce travail par nécessité pour pouvoir s’occuper de ses enfants maintenant qu’elle est seule, mère célibataire, même si ses revenus sont souvent faibles et irréguliers.

Malgré son travail épuisant, sans compter ses responsabilités familiales, Ndiaye,  toujours soucieuse d’améliorer la vie des femmes à la décharge, consacre de nombreuses heures supplémentaires à son OBA, Bokk Diom, nom qui signifie « des gens unis par une vision commune ». Ndiaye est la seule femme au sein de l’organe de direction de Bokk Diom, une coopérative créée en 1994 par les récupérateurs de matériaux de Mbeubeuss, dont 60 pour cent sont des femmes, pour défendre leurs droits. Actuellement, ils disposent d’un centre communautaire, où se trouve aussi une clinique tenue par un médecin, un pharmacien et deux infirmières, ainsi qu’un centre de formation pour les jeunes qui veulent devenir récupérateurs de matériaux. Bokk Diom a également travaillé avec la municipalité pour ouvrir sur place une école destinée aux enfants des récupérateurs.

Soucieuse d’améliorer la vie des femmes à la décharge, Ndiaye consacre de nombreuses heures supplémentaires à son OBA, Bokk Diom, nom qui signifie « des gens unis par une vision commune ».

Encore récemment, Ndiaye a été élue présidente du nouveau Comité des femmes sur le recyclage, un organe de Bokk Diom qui s’attache à faire largement connaître les problèmes uniques que rencontrent les récupératrices de matériaux à Mbeubeuss. Le Comité s’emploie également à accroître la participation et la représentation des femmes au sein de leur OBA. Selon Ndiaye, le soutien de l’initiative de WIEGO, Ville focale Dakar, qui a permis de mettre sur pied le Comité des femmes, a apporté un « nouveau souffle », une nouvelle jeunesse.

Pour elle, son élection au poste de leadership au sein du Comité a pris beaucoup de temps à se concrétiser. Au fil des ans, elle s’est impliquée dans divers groupes de femmes et a beaucoup appris du processus d’organisation des récupérateurs de matériaux de Mbeubeuss. Fait notable, elle a suivi des cours de formation dispensés par WIEGO, en partenariat avec Bokk Diom, axés sur le développement des capacités de leadership et des compétences en affaires, le savoir-faire juridique ainsi que la gestion administrative et financière.

Lors d’un atelier sur les droits des femmes, 12 leaders, récupératrices de matériaux, ont participé à des exercices et à des discussions visant à mieux asseoir leur connaissance de leurs droits. Parmi les sujets abordés figuraient le statut des femmes au Sénégal, les instruments juridiques nationaux (constitution, code pénal, code de la famille, code de la sécurité sociale) protégeant leurs droits, l’exercice effectif des droits des femmes au Sénégal et les privilèges des femmes inscrits dans le droit positif du Sénégal (droits civils, politiques, économiques et sociaux). De même, lors de leurs assemblées mensuelles, les femmes transmettent régulièrement leurs connaissances aux autres membres.

Renforçant ses capacités, sa compréhension et son savoir-faire, Ndiaye a pu se doter d’une stratégie quant à la meilleure façon d’aborder ces questions et d’améliorer les conditions de travail et de vie.

Ndiaye dit que les formations suivies ont amélioré sa capacité de gestion organisationnelle et lui ont donné une « plus grande responsabilité envers les récupérateurs » à Mbeubeuss.

Tout comme Ndella, Ndiaye voit dans sa position de leader une occasion de répondre aux besoins multiples des femmes de son pays, notamment le besoin d’améliorer l’accès au financement et les revenus. De plus, maintenant qu’elle est plus âgée, elle se penche de plus en plus sur les protections sociales dont les travailleurs informels ont besoin à mesure qu’ils vieillissent. Renforçant ses capacités, sa compréhension et son savoir-faire, Ndiaye a pu se doter d’une stratégie quant à la meilleure façon d’aborder ces questions et d’améliorer les conditions de travail et de vie.

En lire plus sur les récupérateurs de matériaux à la décharge de Mbeubeuss, à Dakar, au Sénégal

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Une blanchisseuse prend la parole lors d’une réunion de son OBA. Grâce aux ateliers de renforcement des capacités, les travailleuses informelles ont davantage voix au chapitre au sein de leur organisation. Photo : G. Tanvé 

S’organiser, un moyen de transformation

Ndella et Ndiaye nous montrent en quoi l’accès aux bonnes ressources et aux bons outils de formation engendre des effets transformateurs sur la vie des travailleuses informelles, leur organisation et les collectivités où elles conduisent le changement. Les OBA — qui appartiennent aux travailleurs et qui sont régies par eux-mêmes — sont la clé de cette réussite.

D’un côté, les liens de solidarité établis avec d’autres membres d’OBA aident les travailleuses du secteur informel à faire face ensemble à de nombreux défis, des faibles revenus aux conditions de travail difficiles, et même au harcèlement.

De l’autre, les OBA, les mieux placées pour comprendre les besoins de leurs membres, sont à même de mobiliser ou de s’associer à d’autres organisations pour offrir des formations qui assurent aux femmes une maturation individuelle et renforcent par la même occasion le potentiel de leur organisation à travailler collectivement pour faire valoir leurs droits.

Le fait de devenir leaders au sein de leur organisation favorise la démocratisation interne et peut créer des espaces propres à une meilleure prise de conscience des questions de genre chez les travailleurs.

Le fait de devenir leaders au sein de leur organisation favorise la démocratisation interne et peut créer des espaces, comme le Comité des femmes sur le recyclage, propres à une meilleure prise de conscience des questions de genre chez les travailleurs. Les femmes dirigeantes sont des aimants du changement positif puisqu’elles comprennent les diverses formes que revêt l’inégalité entre les sexes, les niveaux auxquels elle s’exerce et ce qui doit être fait pour s’attaquer à ces problèmes. 

Ndella espère que tout ce travail de leadership portera ses fruits. Elle rêve d’un avenir où les femmes pourront accéder, sur un pied d’égalité, à l’éducation, à l’emploi et au financement d’une part et, d’autre part, être mieux représentées au sein des organes de décision.

Ce n’est qu’alors, dit-elle, qu’elles seront évaluées « en fonction de leurs capacités et de leurs compétences » et qu’elles « s’émanciperont de la logique de l’infériorisation ».

 

Photo vedette : Olga Abizaid

Cet article fait partie d’une série d’un mois consacrée à la Journée nationale des femmes. Lire l’article liminaire ici

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