Le droit et l’économie informelle - Mars 2019

Édition Mars 2019

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Jonathan Torgovnik/Getty Images Reportage

Justice administrative, un projet WIEGO

Dans le monde entier, les personnes pauvres qui dépendent de l’espace et des ressources publics pour gagner leur vie se voient souvent privés d’accès par des défis divers et variés. Un nombre important d’entre eux sont des vendeurs et vendeuses de rue qui représentent 15 % de l’emploi urbain mondial (Roever 2016). Régulièrement harcelés par la police et les autorités locales, les vendeurs de rue font face également à des expulsions et leurs biens sont souvent confisqués et détruits même lorsqu’ils sont munis des permis de commerce nécessaires. Souvent, les autorités locales refusent d’accorder ou de renouveler des permis de commerce. De plus, comme d’autres commerçants de l’informel, ils ont peu accès aux infrastructures et aux installations nécessaires à leur subsistance comme les toilettes, l’eau, l’abri et le stockage. Les récupérateurs et récupératrices sont, eux aussi, harcelés par les autorités qui confisquent les matières recyclables récupérées, leur refusent l’accès aux sites d’enfouissement et à l’espace pour trier les matières recyclables et les excluent des appels d’offres de contrats de collecte et de recyclage des déchets.

Les difficultés que rencontrent les travailleuses et travailleurs de l’informel indépendants sont, en grande partie, dues aux décisions des autorités locales qui contrôlent l’accès à l’espace public, aux déchets, aux infrastructures et aux services. Ces décisions ont de lourdes conséquences sur leur capacité à gagner leur vie, ainsi que sur leurs niveaux de productivité et de revenu. D’autant plus que les décisions sont souvent motivées par la piètre image qu’on se fait des travailleurs de l’informel, à savoir qu’ils constituent une nuisance et un risque pour la santé. Cette image persiste malgré leur importante contribution à l’économie, notamment en fournissant à bon marché, aux consommateurs à faible revenu, des aliments, des services et des produits de grande consommation.

De la même manière, les élus locaux, habilités à prendre des décisions, tiennent généralement leurs pouvoirs des règlements ou des arrêtés municipaux. Le plus souvent, ces réglementations ne reconnaissent pas légitimement les moyens de subsistance des travailleurs à titre indépendant. Quelle que soit la réglementation ou la nature de la décision ou de la mesure prise, les autorités locales sont tenus de respecter les principes fondamentaux de la justice administrative puisqu’ils régissent les actions et décisions de tous les représentants de l’État et, de ce fait, les obligent à suivre la procédure régulière, en bonne et due forme. Les principes stipulent que les autorités publiques doivent se comporter de manière légale, raisonnable et équitable du point de vue de la procédure, c’est-à-dire qu’elles doivent garantir la sécurité juridique.

Lancé par WIEGO en 2017, le projet Justice administrative, une collaboration de deux programmes de WIEGO, Droit et Organisation et représentation, avec le programme en faveur des droits de la femme de l’Open Society, vise à renforcer chez les organisations de travailleurs et travailleuses de l’informel la capacité de contester les décisions des autorités locales qui agissent en violation des principes de justice administrative.

Cela dit, loin de faire croire qu’on peut contester le bien-fondé d’une décision, la justice administrative permet toutefois de contester le processus qui a présidé à la prise de la décision ou de la mesure. Par exemple, l’équité procédurale peut signifier que l’administrateur doit consulter les travailleurs avant de les réinstaller et motiver sa décision. En règle générale, si un tribunal (ou un tribunal administratif), saisi d’une décision, conclut que la décision est illégale, déraisonnable ou inéquitable sur le plan procédural, il annulera la décision attaquée et ordonnera à l’administrateur d’agir à nouveau en respectant les principes de procédure régulière du droit administratif.

Voilà pourquoi nous avons mis l’accent sur la justice administrative. Nous l’avons privilégiée aussi parce que, à notre avis, les travailleurs, dans de nombreux cas, n’auraient pas besoin d’avocats, les principes du droit administratif étant clairs et moins susceptibles d’être contestés par les autorités locales. Ce choix s’est révélé porteur, certainement en Afrique du Sud. D’autant plus que, si une décision est portée devant le tribunal (ou un tribunal administratif), la demande en révision, outre le fait que la procédure est nettement moins chère, est plus rapide que dans les affaires qui contestent le bien-fondé de la décision.

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Atelier à Afrique du Sud.

Moins d’un an après le lancement du projet, les vendeurs et vendeuses du secteur informel qui ont participé à la formation ont inscrit d’importants gains. Dans un cas, un nouveau règlement a été négocié; dans un autre, les vendeurs ont fait échec à la délocalisation de leur commerce. Et dans un troisième cas, un commerçant, emprisonné, parce qu’il n’avait pas son permis sur lui, a été libéré et l’amende scandaleuse a été annulée.

Dans tous les cas où les travailleurs ont contesté l’action des autorités locales et ont obtenu gain de cause, ils l’ont fait en s’appuyant sur leur formation aux principes fondamentaux du droit administratif. Qui plus est, ils n’ont eu, dans aucun de ces cas, recours à des avocats.

Le projet Justice administrative de WIEGO comprend quatre volets :

  1. Commander une note technique : la première étape consiste à faire préparer par un expert en droit administratif une note de synthèse décrivant le cadre juridique du pays en question, les règlements qui régissent l’accès à l’espace et aux ressources publics, les principes de la justice administrative et les recours dont les travailleurs de l’informel peuvent se prévaloir. Voir la note de synthèse de Lauren Kohn « Using Administrative Law to Secure Informal Livelihoods: Lessons from South Africa » (Sécuriser les moyens de subsistance informels par le droit administratif : les enseignements de l’Afrique du Sud). La note de synthèse pour le Ghana, le Mexique et le Sénégal sont en voie de finalisation.
  2. Élaborer du matériel éducatif à l’intention des travailleurs et travailleuses : nous préparons, entre autres documents à vocation éducative, un guide pour les travailleurs qui fait état du droit administratif du pays, et ce, d’une manière conviviale. Le guide des travailleurs d’Afrique du Sud est disponible en ligne; la version finale du guide du travailleur d’Accra et de Mexico, respectivement, est en production.
  3. Établir des relations institutionnelles avec les avocats : nous établissons avec des organisations d’avocats pro bono, que nous avons pris soin de rechercher, des relations institutionnelles grâce auxquelles ils peuvent, lorsque le besoin se fait sentir, épauler les organisations de travailleurs et travailleuses de l’informel.
  4. Former des leaders des travailleurs : en nous fondant sur la pédagogie participative, nous offrons aux leaders des travailleurs une formation de trois jours centrée sur les règlements qui régissent leur travail, les principes du droit administratif dans leur pays et la manière de se prévaloir de la loi pour contester les décisions et les actions des autorités locales. Ils et elles participent également à une table ronde avec les avocats pro bono.

Les ateliers donnent des résultats

De concert avec le programme Organisation et représentation de WIEGO, nous avons formé des leaders des travailleurs dans trois pays à ce jour. Au total, 88 leaders d’organisations de travailleurs et travailleuses ont participé à la formation offerte :

  • Afrique du Sud (février 2018) – 42 hommes et femmes, vendeurs de rue et récupérateurs de matériaux issus de neuf provinces
  • Ghana (novembre 2018) – 20 hommes et femmes, vendeurs de rue et 10 leaders de récupérateurs de matériaux d’Accra et de Tema
  • Mexique (janvier 2019) – 16 hommes et femmes, 8 cireurs de chaussures et 8 tianguistas (vendeurs de marché de rue)

« Grâce à l’atelier, je sais maintenant que l’abus de pouvoir est dû à un manque d’information et que nous disposons d’outils pour nous défendre. »

~Vendeur de marché de rue (tianguista) à Mexico

Au cours de l’année qui s’est écoulée depuis l’atelier sud-africain, WIEGO a eu connaissance de six cas dans lesquels des vendeurs de rue se sont prévalu du droit administratif pour contester, avec succès, les décisions des autorités locales.

WIEGO_Newsletter_BannerNégociation en vue d’un nouveau règlement : peu après l’atelier de WIEGO, auquel elle a participé, Leah Forbes, secrétaire de la filiale Nord-Ouest de l’Alliance des commerçants de l’informel sud-africains (SAITA), a demandé à rencontrer les autorités locales à Potchefstroom. Elle a demandé un exemplaire du règlement (une tactique bien apprise), puis a présenté aux autorités la PAJA (loi sud-africaine sur la promotion de la justice administrative) et la brochure du travailleur. Résultat : un nouveau règlement a été pris en consultation avec les travailleurs. « Ils voient que j’en sais plus qu’eux, parce que je connais la PAJA et je leur dis qu’il est grand temps que les conseillers connaissent la loi », a déclaré Leah. Depuis, elle a distribué des exemplaires de la brochure du travailleur aux comités de vendeurs dans les régions rurales.
 
“Ven que sé más que ellos porque conozco el PAJA y les digo que es ya sería hora de que los concejales conozcan el decreto”, dijo Leah. Desde entonces ella ha estado distribuyendo copias del manual del trabajador a comités de vendedores en áreas rurales.

 « Je suis maintenant ma propre avocate. »

~Leah Forbes, SAITA

Échec à la délocalisation des vendeurs par les autorités locales : à peine trois heures de sa participation à l’atelier, Rosheda Muller,  présidente de la SAITA, a reçu de la municipalité du Cap un avis indiquant que les commerçants devraient quitter une vaste aire devant l’hôtel de ville, pendant quatre jours, pour laisser la place à une équipe de tournage. Cela arrive régulièrement aux commerçants lorsque la municipalité veut utiliser cet espace. Elle a écrit une lettre au conseil municipal usant de la terminologie apprise à l’atelier et en se référant à la PAJA. Par la suite, le conseil a rencontré les commerçants et a annulé sa décision, laissant à l’équipe de tournage le soin d’aller ailleurs.

Écoutez Rosheda Muller expliquer comment l'atelier a aidé (en anglais)

Alliances juridiques, le chantier se poursuit

En Afrique du Sud, il s’est tenu avec deux avocats pro bono une table ronde particulièrement instructive en ce que les personnes participantes ont appris qu’elles pouvaient obtenir des services gratuits. En effet, par suite d’une négociation avec WIEGO, la Socio-Economic Rights Initiative (SERI, Initiative pour les droits socio-économiques), établie à Johannesburg, représente les membres de la SAITA (Association des commerçants de l’informel de l’Afrique du Sud) et de la SAWPA (Association des récupérateurs et récupératrices de l’Afrique du Sud (SAWPA) sur les questions de droit administratif dans l’ensemble du pays. En outre, un avocat du bureau du Centre de ressources juridiques (CRL) de Durban a participé à l’atelier, y compris au jeu de rôle.

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Participants de l'atelier à Mexico

Au Mexique, le programme Droit a établi des relations avec des avocats de trois centres d’information et d’assistance pro bono et a obtenu de la direction générale l’engagement de fournir des services gratuits à Mexico. De plus, un des avocats qui a collaboré avec WIEGO à la préparation de la note d’information générale – et qui dirige également un service juridique universitaire – a participé à une séance de questions et réponses avec les travailleurs et s’est engagé à intervenir dans des cas précis qui pourraient se révéler stratégiques pour faire progresser les droits des travailleurs du secteur informel.

Malheureusement, nous n’avons pas pu tenir au Ghana la table ronde avec les avocats dans le cadre de l’atelier de formation. Pour y remédier, nous prévoyons d’organiser en mai un dialogue et un séminaire qui réuniront des travailleurs de l’informel et des avocats ghanéens.

Orientations futures

Nous menons en profondeur cette année le travail entrepris dans les trois pays. En Afrique du Sud, un atelier s’est tenu au Cap en février avec la SAITA pour élaborer en commun des stratégies relatives au travail à poursuivre en Afrique du Sud. Nous envisageons de former des affiliés dans deux villes et de sensibiliser les autorités locales à leurs responsabilités en vertu de la loi 3 de 2000 sur la promotion de la justice administrative (Promotion of Administrative Justice Act, 2000). D’autre part, nous étudions en ce moment la possibilité de lancer une application qui permettra aux commerçants de l’informel d’accéder aux informations et de signaler les violations commises par les autorités locales.

Au Ghana, selon l’étude que nous avons commandée, les vendeurs sont soumis à 14 règlements allant de la loi sur les nuisances au droit de l’environnement. L’accès à ces règlements (imprimés) et l’analyse de leurs effets réciproques se sont avérés un immense défi. Cette analyse fera l’objet d’un document qui servira à éclairer non seulement la stratégie en matière de justice administrative, mais aussi notre travail à l’échelle de la ville.

Comme suite à l’atelier sur la justice administrative tenu à Mexico et en réponse aux demandes des travailleurs qui se perdent dans les méandres des pratiques et des règlements, nous préparerons une trousse d’outils montrant le processus d’obtention et de renouvellement des permis pour les travailleurs « non-salariés ».

À Dakar, au Sénégal, nous organiserons en avril 2019 un Contact-dialogue sur le droit, programme qui réunira des vendeurs de rue et des récupérateurs de matériaux aux côtés des avocats et des autorités publiques. L’objet de cette rencontre est de sensibiliser les praticiens du droit et les administrateurs aux défis auxquels les travailleuses et travailleurs de l’informel sont confrontés chaque jour tant du côté de la vie que du côté du travail. Concrètement, pendant deux nuits et une journée, les avocats vivront et travailleront avec des travailleurs de l’informel, après quoi nous engagerons avec eux une discussion au sujet de la loi. Ce contact-dialogue sera suivi d’un atelier sur le droit administratif en décembre 2019.

WIEGO vous invite, à mesure que le projet se développe, à consulter d’autres ressources et résultats sur son site web à l’adresse en anglais www.wiego.org/laws/adminjustice


MISES À JOUR IMPORTANTES : ACTUALITÉS DU PROGRAMME DROIT

Atelier FES-WIEGO-ALRN-CSI-Afrique sur la protection sociale des travailleurs et travailleuses de l’informel fondée sur les droits, octobre 2018

Cet atelier, qui s’est tenu à Lusaka, en Zambie, a permis d’explorer les possibilités d’une collaboration plus étroite, sur un pied d’égalité entre les OB (organisations de base) de travailleurs de l’informel et les syndicats dans quatre pays d’Afrique : le Ghana, la Tanzanie, le Togo et la Zambie. L’atelier, appuyé par la collaboration FES-Zambie, CSI-ALRN, WIEGO et APSP dans le cadre du projet sur la protection sociale fondée sur les droits en Afrique (RBSP), a, parmi ses principaux résultats, souligné que les syndicats et les OB collaborent au sein de groupes de pays pour définir au niveau national des priorités communes en matière de plaidoyer en faveur de la protection sociale.

Travail domestique : trousse d’outils WIEGO-FITD sur la C189

En 2018, les programmes Droit et Organisation et représentation se sont associés à la Fédération internationale des travailleuses domestiques (FITD) pour mettre au point la Trousse d’outils pour les travailleurs et travailleuses domestiques. Elle est une guide pour organisateurs, qui réunit les informations essentielles sur la C189, la Convention sur les travailleurs et travailleuses domestiques, et la Recommandation 201 qui l’accompagne. D’autre part, elle met en avant des stratégies que les organisateurs de travailleurs domestiques peuvent adopter pour sensibiliser le public à la C189. La trousse d’outils a été lancée lors du deuxième Congrès de la FITD tenu à Cape Town, en Afrique du Sud, en novembre 2018. Pour en savoir plus sur la trousse d’outils et accéder à la brochure : « Making C189 Real » : The Domestic Workers Project.

Atelier de négociation collective au Malawi, janvier 2019

Depuis 2016, les programmes Droit et Organisation et représentation de WIEGO appuient le Syndicat du secteur informel du Malawi (MUFIS) dans ses efforts pour exiger que le gouvernement applique la Recommandation 204 de l’OIT concernant la transition de l’économie informelle à l’économie formelle. En janvier 2019, en partenariat avec StreetNet International, nous avons organisé un atelier sur les techniques de négociation à l’intention de 26 leaders du MUFIS.

Ces travailleuses et travailleurs ont également appris à utiliser l’analyse budgétaire de l’économie informelle pour tirer parti des possibilités de participer aux processus budgétaires des administrations locales et exiger l’affectation de ressources qui profitent aux travailleurs de l’informel. Nous estimons que, grâce aux compétences acquises, les leaders du MUFIS dans tout le Malawi, seront à même de négocier avec les autorités locales et d’exiger la mise en œuvre de la R204 et ainsi que des changements qui amélioreront leurs conditions de travail, notamment l’approvisionnement en eau et en électricité, la garde d’enfants, la collecte des ordures et les sanitaires.

En savoir plus sur le travail que fait WIEGO au Malawi (en anglais).

Lancement du Réseau international d’avocats aidant les travailleurs (ILAW)

Le programme Droit a rejoint le Réseau international d’avocats aidant les travailleurs (ILAW Network). Une organisation associative, le réseau ILAW, composée d’avocats spécialistes des droits syndicaux et des droits du travail, s’attache à réunir des juristes et des universitaires pour échanger des idées propres à défendre le mieux les droits et les intérêts des travailleurs et travailleuses et de leurs organisations dans le monde entier. Le réseau se concentre sur :

  • les droits des travailleurs et la responsabilité des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement mondiales
  • la relation de travail fissurée
  • l’économie informelle
  • les droits des travailleuses et travailleurs migrants
  • la discrimination dans l’emploi sous toutes ses formes
  • la négociation avec les employeurs multinationaux
  • les droits syndicaux

Dans le souci de faciliter l’échange d’informations et d’idées via sa bibliothèque et ses forums en ligne, le réseau ILAW encourage tous ses membres à y contribuer des ressources et tâchera de convoquer des conférences des membres dans la mesure des ressources disponibles.

Pour en savoir plus, consultez le site web ILAW Network.

Nouvelle publication du programme Droit

WIEGO_Newsletter_BannerCoggin, Thomas. Informal Work and the Social Function of the City: A Framework for Legal Reform in the Urban Environment. (Le travail informel et la fonction sociale de la ville : un cadre de réforme juridique en milieu urbain). Document de travail (Droit) de WIEGO, no 39, décembre 2018


 

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